Vorace
Écriture d'une nouvelle dans le cadre d'un appel à textes sur le thème de la science-fiction.
L’énorme cargo-fret de classe Warehouse s’approcha lentement de l’astéroïde. Arrivé à sa
hauteur, le vaisseau pivota sur bâbord. Il y eut une petite détonation et deux projectiles furent expulsés. Ils
traînaient des filets qui se déployèrent en toile d’araignée autour de l’astéroïde. Pivotant cette fois sur tribord, le
vaisseau récupéra les projectiles et tendit les filets.
L’astéroïde ainsi ficelé fut tracté doucement et, en violation de l’article 135 du code de l’Espace, fut chargé dans la
soute. Il était imposant, plus de quarante mètres de diamètre. Proche, voire au-delà, de la capacité du vaisseau. Lors
de son passage par l’entrée de la soute, il frotta contre les parois et quelques morceaux de carlingue partirent
rejoindre les milliards d’objets de la ceinture principale d’astéroïdes entre Mars et Jupiter.
— C’était juste, dit Mona.
— Sophian ne va pas être content…
— Je vous entends et je ne suis effectivement pas
content, répondit le pilote par le haut-parleur. Vous savez combien ça va nous coûter, encore !
Les astéroïdes se vendaient une fortune sur les places de marchés alternatives. On trouvait toujours des Compagnies qui
avaient atteint leur quota annuel et qui ne pouvaient pas attendre la période de récolte suivante. Mais ce que Mona et
Tobias, les deux dockers en soute, n’arrivaient pas à se rentrer dans le crâne, c’était le prix exorbitant des
réparations pour un vaisseau de contrebande.
Aucune transaction ne devait apparaître sur les registres, ça voulait dire pots-de-vin.
Pour avoir des pièces d’une
qualité correcte – du genre qui évitaient aux dockers de finir dans l’espace sans combinaison – il fallait détourner les
composants après leur certification. Ça voulait dire davantage de pots-de-vin.
Et pots-de-vin plus pots-de-vin, égal moins de bénéfices.
Quand Sophian rejoignit les dockers dans la soute, il crut à leurs mines déconfites qu’ils s’en
voulaient et qu’ils allaient lui présenter des excuses. Mais non. Une deuxième mauvaise nouvelle l’attendait.
— Il y a un truc bizarre avec celui-là, dit Mona.
— Comment ça ?
— Il est beaucoup plus léger que ce qu’on
avait évalué. Il a une densité similaire à celle des astéroïdes rocheux.
Sophian se prit la tête dans les mains. Moins de densité, ça voulait dire moins de métaux rares et moins de métaux rares
égal moins de bénéfices.
— Je croyais que tu étais sûre que c’était un classe M ?
Mona avait l’écran de la sonde à la main. Le spectroscope montrait bien des éléments métalliques. Elle était sur la
défensive.
— C’est un classe M ! Mais avec une densité aussi faible, il doit être très poreux.
— Sinon on le largue et on va en chercher un autre, suggéra Tobias.
Sophian fit un effort pour ne pas hurler. Cette
opération était doucement en train de tourner au désastre. Il prit ce ton méprisant qui lui venait quand il était en
colère.
— On est déjà en route vers la Terre. Rien que freiner et faire demi-tour va mettre à sec nos réserves de combustible.
Et puis, on n’a aucune garantie de retrouver un autre astéroïde qui remplit tous nos critères.
Il les regarda le menton levé, prêt à en découdre, mais ils n’avaient rien à répondre à ça. Ou en tout cas, aucun des
deux ne voulut jouer au plus malin. Sophian regretta de s’être emporté et essaya de calmer la discussion.
— Ça fait deux cycles qu’aucun de nous n’a fermé l’œil, ça n’aide pas à réfléchir. Allons nous coucher, on y verra plus
clair demain. De toute façon, il ne bougera pas de la soute.
Quand l’horloge de bord sonna le matin, Sophian se réveilla d’un sommeil perturbé. Il n’avait
jamais bien dormi dans l’espace, même pendant sa carrière militaire, mais c’était encore pire ici. Dans un vaisseau où
l’écrasante majorité du volume est dédié au stockage, le confort des spatiaux n’est jamais la priorité.
Il émergea de sa petite cabine et partit vers la soute en longeant les coursives. Le petit-déjeuner attendrait, il
voulait revoir l’astéroïde.
Il y retrouva Mona, accroupie à côté de l’énorme rocher irrégulier aux reflets brillants.
— Déjà levée ?
— Je viens d’arriver.
En s’approchant, Sophian mit le pied dans un liquide transparent qui s’était répandu tout autour.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? De l’eau ?
— C’est ce que j’ai pensé aussi. Je me suis dit qu’avec le changement de température, de la condensation s’était formée.
Mais l’humidité de l’air de la soute est contrôlée et on n’a jamais vu un astéroïde transpirer. Et puis c’est plus épais
que de l’eau.
Elle sortit le spectroscope et plongea la sonde dans le liquide.
— C’est bizarre, il y a plein d’éléments, mais pas du tout ce qu’on s’attendrait à trouver au milieu de l’espace. Des
protéines, des glucides…
— Je commence à penser que Tobias avait raison. On devrait larguer ce truc. Où est-ce qu’il est d’ailleurs ?
— Je ne sais pas. Il n’était déjà plus dans sa cabine quand je suis sortie.
— Bon, on retrouve Tobias et on vide la soute. On y sera de notre poche cette fois-ci, mais on fera mieux au prochain
voyage.
Mona grommela un acquiescement. Elle avait commencé à faire le tour de l’astéroïde.
— Tobias ! hurla-t-elle soudain.
Sophian courut pour la rattraper. Quand il la rejoignit, son cerveau ne parvint
pas à interpréter ce qu’il voyait. Mona était à moitié entrée dans l’astéroïde et essayait de tirer quelque chose vers
l’extérieur. Mais ça n’avait pas de sens ! Il se précipita vers elle.
***
Le commandant Sarge, capitaine du vaisseau d’interception Solar Speed des Forces Spatiales Unies éteignit l’écran.
Soucieux, il pivota sur la chaise crasseuse du pilote du cargo-fret non identifié qu’ils poursuivaient depuis deux
jours.
L’enregistrement des caméras du bord s’arrêtait alors que les deux contrebandiers contournaient l’astéroïde. Mais ils
n’avaient trouvé personne en pénétrant dans le cargo. Et les radars n’avaient détecté aucun lancement de capsule de
sauvetage, comme cela arrivait parfois quand des trafiquants étaient abordés.
Son second l’appela sur le circuit de communication interne du cargo.
— Monsieur, nous avons reçu la confirmation.
Il n’y a personne à bord. Tout ce que nous avons trouvé, c’est l’astéroïde qu’on les a vu charger. Je ne sais pas ce
qu’ils ont fabriqué, il est fendu en deux sur toute la hauteur et l’intérieur est complètement creux. On dirait une
coquille d'œuf vide.
Sarge se redressa d’un bond.
— Tout le monde au vaisseau ! Décollage immédiat ! cria le commandant.
Dans un souffle, il ajouta, comme pour lui-même :
— On n’aurait jamais dû aborder ce vaisseau.